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samedi 25 mars 2023

Juillet 2022 : "De l'ombre d'un doute à l'enfer paranoïaque"

Est-il besoin de le rappeler dans l’avant-dernier numéro de Choisir ? Le doute, qui empêche de choisir et de s’engager, est une maladie de l’âme qui la réduit à l’impuissance. Si le doute constitue un obstacle à la rencontre avec la Voie, la Vérité et la Vie, quelle est plus prosaïquement sa place au cinéma ? 

Dans les histoires classiques structurées selon le parcours traditionnel du héros mythique, positif, cet état d’esprit passif n’est qu’une étape, rapidement transcendée. Il constitue souvent le point de départ d’une histoire et peut être à

l’origine de tous les types d’enquêtes réalistes : de l’investigation journalistique à l’enquête de police en passant par le drame psychologique. Dans un cinéma plus « adulte » (ou moins innocent), lorsque le doute se cristallise et empêtre les personnages dans leurs complexes, il génère en particulier tous les types d’univers paranoïaques : du film noir au film fantastique en passant par le film d’horreur.

Et si tant de films nous entraînent dans les méandres de ce trouble mental qu’est la paranoïa, c’est parce qu’il est éminemment cinématographique. L’aspect "para" explique son succès sur le grand écran : para signifie en grec "à côté de", "protection contre". On est dans un mécanisme aberrant de défense. Qui dit parano dit donc conflit, base difficilement dispensable de toute histoire au cinéma ; et surtout, le mécanisme paranoïaque étant projectif, ce conflit est objectivé dans un délire interprétatif : la moindre chose perçue devient évènement chargé de sens, d'intensité, de résonnance. Le paranoïaque construisant son propre délire avec une cohérence et une complexité confondantes, le complot qu’il échafaude est une évidente source d’intrigue (« plot » en anglais). Autre affinité : pour le spectateur d’un film, c’est le vraisemblable qui compte, bien plus que le vrai ; comme pour le paranoïaque, pour qui « le réel n’est pas le vrai (…) Le réel, c’est ce qui se passe pour le sujet dans sa tête, apparemment en réaction à l’évènement »[1]

 

Un des films les plus réussis sur les dérèglements engendrés par une psyché rongée par le doute est Suspicion (Soupçons, 1941) d’Alfred Hitchcock. Ce film témoigne, de la part de l’auteur futur de L’Ombre d’un doute (1943), d’une grande connaissance de la paranoïa et d’une maîtrise de la grammaire cinématographique pour la traduire dans chaque plan et en jouer avec le spectateur. 

En résumé, Suspicion est l’histoire d’une jeune aristocrate anglaise, Lina McLaidlaw (Joan Fontaine), qui s’éprend du séduisant Johnnie Aysgarth (Cary Grant) et décide de l’épouser. Apprenant qu’il n’a pas de fortune personnelle et qu’il croule sous les dettes de jeu, Lina va commencer à croire qu’il l’a épousée pour son argent et qu’il cherche à se débarrasser d’elle.

 

Tout d’abord, le choix de la relation amoureuse comme terrain de développement de la paranoïa est pertinent. « Qui peut croire, sérieusement, que la parano naît d’un déficit neurobiologique ou neurochimique, alors que, comme l’extase, elle est spécifique de l’affect ?… »[2] Or le psychisme de Lina forme un terreau favorable à l’irruption du doute, et son opposition aux traits de personnalité de Johnnie peut générer chez elle de la crainte. En effet, les parents de Lina pensent qu’elle finira vieille fille, et cela la fragilise, alors que Johnnie
est un séducteur de notoriété publique, plein d’assurance. Lina est honnête, transparente et prête à se sacrifier ; Johnnie est menteur, opaque et il se protège. Elle est sérieuse, sage et logique ; il est frivole, joueur et déraisonnable. A cela s’ajoutent les différences de situation sociale : elle est l’unique riche héritière de son père général ; lui est un playboy mondain oisif et endetté.

Enfin les modalités de leur rencontre en termes d’intensité et de rythme correspondent bien aux
conditions « paranogènes ». Johnny est culotté : il débarque dans la vie rangée de Lina comme il débarque dans un bal huppé pour la retrouver (en prétendant, avec force assurance, y avoir été invité). Et très vite, ils se marient. « Intensité, atmosphère, entourage, vitesse d’apparition des sentiments ou des sensations créent, tout autant que la personnalité, les prédispositions »[3] au développement de la paranoïa.

 

Leur relation prend rapidement un tour un peu

sado/maso : Johnny l’infantilise en la surnommant sans cesse « Monkey face » (« ouistiti » dans la version française). Pour semer le trouble, Hitchcock accompagne ces lutineries de quelques accords romantiques. Plus généralement, tout au long du film, qui colle au point de vue de Lina, la mise en scène exprime les pénibles fluctuations du doute (soupçons/soulagement) en jouant constamment sur deux interprétations possibles des faits et paroles de Johnnie. Le spectateur est perpétuellement conduit par Lina sur de fausses pistes. 

 

Il faut dire que Johnnie n’est pas très clair. Dès leur première rencontre dans un train, il voyage en première classe avec un billet de troisième. De retour de leur lune de miel en Europe, il fait découvrir à sa jeune épouse leur maison luxueuse avec femme de chambre et tout le toutim. Alors qu’il la fait valser pour dissiper son questionnement de ce train de vie somptuaire, il reçoit un télégramme : un « vieil ami » lui demande une grosse somme. « C’est un triste imbécile… Tu n’aurais pas cet argent, dis-donc ? ». Et de lui avouer, toute honte bue, qu’il a emprunté pour payer leur lune de miel, qu’il n’a jamais eu un sou et qu’il comptait vivre sur la rente de sa femme.
« Tu es un petit enfant » en conclut Lina, affligée mais pleine d’indulgence. « Pourquoi ne pas demander à ton père ? » insiste le séduisant mufle. Finalement elle le convainc de travailler pour Melbeck, un agent immobilier. 

Un après-midi, Lina reçoit la visite impromptue d’un ami d’enfance de Johnny, Beaky. Celui-ci lui apprend incidemment que son mari continue d’aller aux courses malgré ses promesses. « Quel farceur ! s’esclaffe Beaky. Vous tourmentez pas si Johnnie raconte des blagues. Il faut le prendre comme il est ! ». Atterrée,

Lina remarque que deux chaises ont disparu : des objets de famille offerts par son père pour son mariage. « Avaient-elles de la valeur ? » demande Beaky. « - Des pièces de musée » - Je parie vingt contre un qu’il les a liquidées ! ».  

Lina retrouve les chaises dans la vitrine d’un antiquaire. Le soir, Johnnie rentre des cadeaux plein les bras : un petit chien pour lui, une canne chic pour Beaky, un tour-de-cou en renard pour la domestique et pour Lina, un vison qui l’avait faite loucher à Londres (n’est-ce pas une marque d’attention ?). Plein d’alacrité, il explique qu’il a joué aux courses le résultat de la vente des chaises et a gagné à dix contre un. Lina, consternée, a les larmes aux yeux. Beaky et Johnnie la houspillent pour la dérider… puis le flambeur un peu sadique finit par sortir le reçu du rachat des deux chaises qui seront livrées dans l’heure…

On voit comment ce début de mariage entraîne la confiance de Lina sur des montagnes russes.

 

Peu à peu, les conséquences relativement bénignes des défauts de Johnnie prennent des tournures plus graves, alimentant la méfiance de Lina.

Alertée dans la rue par une peste qui a vu Johnnie aux courses, Lina se rend dans les bureaux de l’agent immobilier et constate son absence. Melbeck lui apprend qu’il l’a licencié six semaines auparavant pour détournement de fonds et qu’il ne portera pas plainte si l'argent est remboursé. Lina rentre chez elle, fait sa valise et écrit une lettre de rupture… qu’elle déchire aussitôt. Un bruit de porte qui se ferme : la silhouette de Johnnie apparaît derrière elle. « Alors, tu sais ? » demande-t-il. – Je le sais, oui. – Je suis navré, j’ai beaucoup de peine », dit-il en se rapprochant. Le visage de Joan Fontaine, toujours face caméra, s’attendrit légèrement :  il avoue et se repent ! Mais Johnnie lui montre un télégramme lui annonçant la mort de son père. Hitchcock joue sur le malentendu pour donner d’abord un faux espoir, puis pour ajouter de l’affliction au trouble : Lina se réfugie contre Johnnie en pleurant. La scène se clôt ainsi, sur une situation pire qu’elle ne l’était à son ouverture : les malversations et le licenciement de Johnny n’ont même pas été abordés ; et c’est lui qui lui annonce la mort de son père alors qu’il lorgnait sur son héritage. Un malentendu levé peut ainsi révéler une vérité encore plus menaçante.


Déçu de découvrir que Lina n'a hérité que d’un portrait de son père, Johnny convainc Beaky de financer un programme d'aménagement foncier extrêmement spéculatif. Il surprend Lina alors qu’elle tente de dissuader son ami naïf de s’embarquer dans cette affaire, et il se met en colère.

Entre ces scènes de tension, Hitchcock intercale des scènes de dialogues intimes, accompagnées d’une musique romantique, où la sincérité de l’amour de Johnnie semble réelle. Mais Lina ne lui dit pas qu’elle

connaît les raisons de son licenciement et il continue à lui mentir à ce sujet.  Sa perte de confiance, substrat du doute, est bien compréhensible. La rapidité de leur engagement et ses failles affectives (manque de confiance en soi, peur de se faire « manger », angoisses de mort) lui font douter de la réalité de l’amour de Johnnie, dont les paroles réconfortantes sont moins efficaces. A mesure que la parano augmente, la surenchère de mots tendres constitue même une sourde
menace, les silences anormalement longs sont ambigus - « La parano n’existe que dans la relation à l’autre, dans le silence à l’autre plus que dans le discours de l’autre »[4]-, et les cadrages donnent une impression de danger. L’héroïne ne sait plus où elle en est et l’atmosphère autour d’elle devient cotonneuse. Alors que le couple joue au Scrabble avec Beaky, Lina trouve le mot « Murder » et imagine Johnnie poussant son ami du haut d’une falaise. Lorsqu’elle apprendra la mort de Beaky, ses soupçons vont sembler se confirmer. 

Ainsi le spectateur est-il progressivement intégré à « cet implacable système où, à partir de prémisses fausses, le raisonnement acquiert une logique aveuglante »[5] : si Johnny lui apporte un verre de lait, c'est pour l'empoisonner ; s'il l'emmène en voiture, c'est pour la précipiter dans le vide…

 

Finalement Suspicion est un des rares films d’Hitchcock où l’on n’ait pas de « méchant ». L’histoire du roman policier[6] dont est tiré le film est différente : l’héroïne sait que son époux veut l’assassiner pour récupérer l’argent de son assurance-vie et elle se laisse empoisonner. Mais pour la production, Cary Grant ne pouvait pas être un meurtrier : Hitchcock, qui avait tourné une fin conforme au roman, a dû faire évoluer l’histoire vers "Une femme croit que son mari est un meurtrier." Une contrainte qui a mené le maître du suspense à réaliser un drame conjugal sous la forme d’une formidable étude sur la paranoïa. 


[1] Claude Olivenstein, L’Homme parano, 1992

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid

[5] Ibid.

[6] Préméditation d’Anthony Berkeley paru en 1932, que l'auteur signe sous le pseudonyme de Francis Iles.

Mai 2022 : "L’île du Dr Moreau" de Erle C. Kenton (1932)

L’île du Dr Moreau est une adaptation du roman éponyme, publié en 1896, de l’écrivain britannique H.G. Wells, considéré comme le père de la science-fiction contemporaine, auteur de nombreux romans adaptés au cinéma, comme La Machine à explorer le temps, L’Homme invisible, ou encore La Guerre des mondes

 

L’île du Dr Moreau est un film court (70’) et marquant. 


Dès le début, dans la séquence sur le bateau, lorsqu’en relevant M'ling, qui a été frappé par le capitaine, le héros (Edward) aperçoit ses oreilles pointues et velues, on est dans la brèche du réel caractéristique du fantastique, une brèche vers un monde étrange…


Si l’étrangeté est déjà dans le roman de Wells, sa matérialisation doit beaucoup au directeur de la photo Karl Strauss qui avait travaillé sur le chef d’œuvre de Murnau L’Aurore (1927) et qui sera le directeur photo du Dictateur de Chaplin 

quelques années plus tard (1940).  Il y a dans L’île du Dr Moreau des passages extraordinaires où Strauss joue sur les lignes mouvantes de lumière dans un décor mêlant minéral, végétal et humain.

L’étrangeté vient aussi du côté sadique du savant Moreau auquel Charles Laughton donne un caractère raffiné, policé, presque cauteleux qui contraste avec le côté rugueux du reste des interprétations ou de la mise en scène. Je pense par exemple à la bande-son, où les hurlements des « monstres » sous les scalpels du Dr sont très

réalistes ; ou encore au maquillage qui rendent les créatures velues effrayantes.

Le titre original - Island of Lost Souls – s’écarte de la référence au roman et donne une intonation plus « spirituelle » au film. Il y a quelque chose de diabolique dans le personnage du Dr Moreau, qui dit à Edward :  « Savez-vous ce que ça fait de se sentir l'égal de Dieu ? ». 

Il crée même une sorte de Loi divine dégénérée, un pentalogue[1], dont le grand prêtre est joué par Bela Lugosi, l’inoubliable interprète de Dracula, ici méconnaissable avec son visage velu.

 

L’île du Dr Moreau fut interdit dans plusieurs États américains, et lors de sa ressortie en 1941, il fut contraint par le Code Hays (le code d’autorégulation des studios) à subir de nombreuses coupes. En Angleterre, il resta interdit jusqu'en 1958 ! 

 

Ces années trente regorgent décidément de films audacieux. Rien que dans ce genre fantastique, la même année que L’île du Dr Moreau, sortaient : 

- Freaks (La Monstrueuse parade) de Tod Browning, tourné avec des personnes ayant des malformations physiques ;

- Dr X de Michael Curtiz, avec des chercheurs fous et difformes ;                       The Most Dangerous Game (La Chasse du Comte Zaroff) de Schoedsack, où un comte russe s’adonne sur son île à la chasse à l’homme ;          - The Old Dark House (Une soirée étrange) de James Whale, avec Boris Karloff, qui jouait Frankenstein un an avant ;                                  - La Momie de Karl Freund, où l’on retrouve Boris Karloff en momie d’un prêtre égyptien ramenée à la vie.

Et alors que dans L’île du Dr Moreau, un expérimentateur démiurgique mixe l’homme et la bête, un an après, sortiront en salles : 

- Tarzan, l’Homme Singe, où un être humain est élevé par ses aïeux les singes ;

- King Kong, le singe monstrueux, plus humain que les humains qui l’exploitent et le tuent ;

Zoo in Budapest, où les animaux d’un zoo se révoltent.

 

Il y a eu deux autres adaptations cinéma de l’île du Dr Moreau : en 1977, avec Burt Lancaster, et en 1996, avec Marlon Brando (un ratage total). Une série télé est annoncée depuis deux ans (Moreau), écrite par le scénariste d’XMen[2].  En attendant, régalez-vous avec cette version culte !


[1] « Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?

 

[2] Zack Stentz, qui dit : « La double hélice n’était même pas un scintillement dans l’œil de Watson & Crick lorsque HG Wells a écrit pour la première fois L’île du Dr Moreau, mais son roman de 1896 s’est avéré étonnamment prémonitoire sur la façon dont la révélation des secrets de l’ADN ouvrirait la porte à l’humanité jouant à Dieu avec le monde naturel de manière étrange et effrayante ». 

mardi 21 mars 2023

Mars 2022 : "L'homme de Dieu" de Yolona Popovic

L’Homme de Dieu raconte l’histoire de Nektarios, un saint de l’Eglise grecque orthodoxe, qui a rejoint Dieu il y a un siècle. Le film commence alors qu’il est archevêque en Egypte. L’affection et l’admiration que lui porte le peuple génèrent jalousie et médisance autour de lui : certains membres du patriarcat, craignant qu’il ne devienne le prochain patriarche d’Alexandrie, le calomnient en prétendant qu’il cherche à s’emparer du trône patriarcal. Chassé d’Égypte, il
s’embarque pour Athènes où il se retrouve seul, dans la misère, ignoré ou méprisé. Prédicateur, auteur de nombreux ouvrages, il est nommé directeur d’une école ecclésiastique, puis se retire à Égine avec un groupe de jeunes moniales. Ils reconstruisent un monastère en ruines, qui n’est jamais reconnu. Épuisé, malade, Nektarios est encore injustement accusé par sa hiérarchie de conduites immorales avec les sœurs. Le récit de L’Homme de Dieu suit ainsi le fil rouge des injustices que Nektarios traverse avec sainteté tout au long de sa vie.

 

Ayant passé deux étés sur l’île d’Égine (où ont été tournées certaines scènes du film), j’avais entendu parler de cette figure très populaire en Grèce et visité le magnifique monastère de la Trinité qu’il y a fondé. L’Homme de Dieu m’a permis de découvrir sa vie et, à travers les personnages qui l’entourent, de vivre l’expérience édifiante de la fréquentation d’un saint : un être à part, d’où affleure le 

Royaume de Dieu. Des scènes touchantes font ressentir l’intégrité d’un homme « doux et humble de cœur », bon et charitable. Peu prolixe, quand il parle à son prochain, c’est en voyant le meilleur en lui et en l’encourageant à se soucier de la vocation de son âme. Tous les hommes devraient se poser cette question, dit le saint moribond à l’homme avec qui il partage sa

chambre d’hôpital, un malheureux tombé d’une falaise et dont les membres inférieurs sont paralysés (Mickey Rourke). 

« Je ne comprends pas pourquoi Dieu ne m’a pas laissé mourir… Je ne comprends pas pourquoi.

- Il a un dessein pour toi, mon frère.

Un dessein ? Quel dessein ? Je ne peux rien faire… Je ne sais pas pourquoi je suis ici.

- Chacun d’entre nous devrait se poser cette question. Toi, tu es juste forcé de le faire.

Saint homme de Dieu… saint homme de Dieu, voulez-vous bien prier pour moi. »


Dans cette belle scène finale (comme dans d’autres scènes du film), le surnaturel - un miracle en l’occurrence - est amené avec discrétion, sans esbroufe. Les scènes de prières sont aussi justes et belles.

Avec une musique originale de grande tenue (composée par Zbigniew Preisner[1]), la participation de la musicienne Lisa Gerrard, à la voix envoûtante, un acteur

principal (Aris Servetalis) très souvent touchant et convaincant (pas facile d’incarner un saint !), on se prend à rêver de ce que le film aurait pu être si la mise en scène de Yolona Popovic avait été plus souvent à la hauteur de ses ambitions. Popovic est une réalisatrice serbe d’une quarantaine d’années qui a fait une carrière de mannequin puis d’actrice aux Etats-Unis. L’Homme de Dieu, qui est

son deuxième long-métrage, manque d’abord d’unité stylistique, dérivant parfois étrangement vers le conte. Popovic dit avoir visé un croisement improbable entre le Brothers des frères Coen et le Jésus de Nazareth de Zefirelli ! Mais surtout la réalisatrice n’arrive pas toujours à insuffler de la vie dans ses plans. Il faut dire que le choix de la langue anglaise n’a pas dû aider les
comédiens grecs. La prestation du comédien russe (Alexander Petrov, un acteur apparemment connu dans son pays) qui incarne Kostas, le fidèle assistant de Nektarios, gâche un peu certaines scènes. On peut enfin regretter que le scénario, qui insiste beaucoup sur les conflits et les injustices vécus avec humilité et patience par Nektarios, ne nous donne pas un accès, même succinct, aux prêches ou aux nombreux écrits de cet Homme de Dieu.


Malgré ces quelques réserves, je conseille la vision de ce film porté par la foi, qui nous offre le modèle salutaire d’un chrétien mettant en pratique l’enseignement exigeant du Maître, rappelé dans l’Évangile de ce dimanche : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient (…) Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. (Luc, 6, 27-38) »

[1] Compositeur polonais de musique de films, récompensé par deux fois par le César de la meilleure musique de film, en 1995, pour Trois couleurs : Rouge (le dernier volet de la trilogie de Krzysztof Kieślowski) et en 1996, pour Elisa de Jean Becker. 

lundi 20 mars 2023

Janvier 2022 : "The Chosen" série de Dallas Jenkins (2019-2022)

Le 20 et le 27 décembre, les huit premiers épisodes de la série The Chosen ont été diffusés sur C8, une chaîne du groupe Canal +. Cette série américaine sortie en 2019 a pour ambition de raconter la vie de Jésus à partir du regard de ses proches. Elle a la particularité d’être produite grâce au financement participatif[1] et d’offrir sa première saison en libre accès sur internet. Traduits en 50 langues, ses épisodes ont été vus plus de 300 millions de fois, toute plateformes confondues[2].

Il y a quelques mois, j’avais visionné une vidéo[3] datant d’août 2020 où Dallas Jenkins, le créateur de la série, en racontait la genèse et j’avais été très touché par son témoignage. Alors que son premier long-métrage réalisé à Hollywood avait été un flop commercial en 2017, au point de compromettre sérieusement ses espoirs de carrière, le réalisateur reçut un jour un message d’un inconnu sur Facebook : « Souviens-toi : ta mission n’est pas de nourrir 5 000 personnes mais seulement de fournir le pain et le poisson ». Dans ce conseil inspiré de l’épisode évangélique du miracle de la multiplication des pains, Jenkins vit un signe de Dieu l’encourageant à poursuivre dans sa voie sans se préoccuper outre mesure du succès de ses films. Il réalisa alors, pour une projection dans une église, un court-métrage sur la Nativité qui devint l’épisode pilote de The Chosen.

 

Techniquement bien réalisée, surtout si on considère la modestie de son budget, The Chosen nous plonge dans la vie des contemporains du Christ. 

On ne peut a priori que souhaiter qu’une série inspirée des Évangiles ait un grand succès public et que ce projet atteigne l’objectif fixé par ses créateurs évangéliques, à savoir « conduire les spectateurs vers les Écritures à travers le spectacle et en les divertissant (…) Nous essayons simplement de donner un aperçu de ce qu’aurait pu être la vie de Jésus et de ses disciples, d’une manière très humaine et accessible » [4]. Et dans un entretien au Christian Post en juin dernier, Dallas Jenkins ajoutait : « La bonne nouvelle, c’est que les gens qui regardent l’émission ne disent pas : « J’ai vu l’émission, je n’ai pas besoin de lire la Bible ». Ils disent : « Plus que jamais, je veux lire la Bible ».


Mais quand dans le même article, Derral Eves, le producteur exécutif déclarait que l’objectif de la série était « qu’un milliard de personnes découvrent un Jésus authentique », on peut émettre quelques doutes sur cette qualité d’authenticité revendiquée.

Car même si la production met en avant la révision du scénario par une équipe composée d’un rabbin juif messianique, d’un prêtre catholique et d’un pasteur évangélique pour garantir l’exactitude biblique des personnages, force est de constater que les intrigues sont largement issues de l’imagination des auteurs. Et s’il y a bien une histoire où la réalité dépassera toujours toute fiction humaine, c’est bien celle du Sauveur de
l’humanité. En l’occurrence, les inventions scénaristiques dans The Chosen ne me semblent pas toujours à la hauteur du sérieux et de la densité des Évangiles : les enjeux fictionnels sont souvent minimes, et conséquemment le jeu des comédiens relatif aux enjeux réels, trop vite expédiés, semblent parfois plaqués. L’ensemble manque de puissance et de profondeur et en ce qui concerne les intrigues, ça rame, pour filer la métaphore halieutique, largement utilisée par Jenkins.


Deux comédiens s’en sortent toutefois particulièrement bien : Brandon Potter qui incarne le chef romain Quintus et Nick Shakoour, qui joue Zébédée. Mais ils n’ont que des rôles secondaires. Paras Patel campe un saint Matthieu bizarrement nerd[5] et efféminé. Et Simon (Pierre) est un personnage jeune, fougueux, « populaire » (!) et un peu filou, prêt à dénoncer aux Romains les Juifs qui pêchent
clandestinement les nuits de sabbat pour échapper à l’imposition.  On est loin du roc de confiance, de droiture et de simplicité du disciple des Évangiles, le plus âgé des apôtres après Barthélémy. « Où est ta foi ? » lui demande à juste titre sa femme, appelée Eden (?), avec qui il a des problèmes de couple. « La foi ne va pas me donner plus de poissons », répond-il. Et la nuit de la pêche miraculeuse, avant l’intervention du Christ, alors qu’il range les filets vides, il repousse
l’enthousiasme de son frère André : « S’il te plaît, pas un mot de plus sur ton fameux Agneau. On n’a pas besoin d’un Agneau, on a besoin de poissons. »

Tout est un peu à l’avenant dans le traitement des personnages. « Merci d’être venu, Zébédée », dit ainsi Simon en entrant dans une taverne. « Les garçons n’ont pas eu à me forcer, quand il s’agit de boire un coup… » répond le pêcheur.

L’épisode 2 qui introduit le personnage de Marie-Madeleine - étrangement libérée de ses démons avant même le démarrage de la vie publique de Jésus - nous la présente avec superficialité : ne sachant plus comment préparer le sabbat, elle suit les conseils pratiques de pratiquantes et, on se demande pourquoi (rien ne nous y a préparé), finit par inviter une aveugle, des pauvres etc.


L’épisode 3 nous fait approcher Jésus à travers des enfants. L’idée est belle. Mais Jésus rugit et fait des bruits douteux pour les apprivoiser, s’adresse à eux d’une manière très américaine[6], et leur accorde la primeur de l’enseignement du Notre Père. Quant aux remarques des enfants, elles semblent parfois artificielles : « Tu nous dit d’être gentil, mais Rabbin Josias dit que le Messie nous mènera contre les Romains, qu’il sera un grand chef militaire ». 

En août dernier, Dallas Jenkins était à Rome avec des membres de l’équipe du film et déclarait : « Jonathan et moi avons eu un moment de réflexion en voyant la tombe des restes de Philippe et Jacques. Ce fut un moment profond pour moi, juste pour me rappeler que nous dépeignons de vraies personnes ». Effectivement, on a parfois l’impression que les scénaristes l’ont oublié.

 

Ces réserves personnelles mises à part, et l’Esprit soufflant où Il veut, je ne peux que souhaiter que l’engagement de la société française Saje Distribution sur cette série soit couronné de succès commercial et pastoral.



[1] Le plus important crowdfunding qu’il n’y ait jamais eu pour une série : plus de 10 millions de dollars versés pour chacune des saisons 1 et 2 par environ 120 000 donateurs.

[2]Notamment sur l’application mobile, Youtube, Facebook et le site internet dédié : https://watch.angelstudios.com/thechosen/watch?vid=S1:E1&ap=true

[3]https://www.youtube.com/watch?v=WINe2yAIA98&list=PLYq2mLAHMsONxEyQmUftuGUa545B0c2xE&index=61

[4] Comme le dit le comédien Jonathan Roumie qui incarne Jésus dans un entretien à La Croix, le 20/12/2021.

[5] Un nerd est, dans le domaine des stéréotypes de la culture populaire, une personne solitaire, passionnée voire obnubilée par des sujets intellectuels abscons, peu attractifs, inapplicables ou fantasmatiques, et liés aux sciences (en général symboliques, comme les mathématiques, la physique ou la logique) et aux techniques. Comparé à un geek qui est axé sur des centres d'intérêt liés à l'informatique et aux nouvelles technologies, un nerd est asocial, obsessionnel, et excessivement porté sur les études et l'intellect (…) On le décrit timide, étrange et repoussant. Toute activité sportive est, pour lui, difficile. (Source : Wikipédia)

[6] « You’re very special », dit-il à l’un ou à l’autre, comme s’il était important d’être « très spécial », de se « distinguer ».